Gisantes multiples, gisantes hybrides
Mettre sur pied une gisante, la relever. Puis, de reine moyenâgeuse, la transformer en femme contemporaine. Femme cosmopolite qui, de ses trois mètres de haut, fait fi de toute distinction entre origines, confessions, classes ou raisons sociales. S’y prendre par seize fois, créant de la sorte une forêt de géantes pour en peupler une basilique mythique, tout à la fois monument historique et point de rencontre dans une banlieue que Paris, pourtant si proche, se plaît à oublier. Ou pire, à dénigrer.
Tel est le pari de Lamyne Mohamed.
Le projet puise ses racines dans une longue histoire d’expérimentations, de productions et de collections développées par l’artiste, centrées sur la robe géante comme expression d’un métissage radical. Depuis plus de dix ans, bien avant que naisse l’idée de travailler sur les gisantes de Saint Denis, Lamyne Mohamed travaille sur le concept des « grandes robes ». Il nomme sa première collection « Je les vois grandes ». Ces grandes, elles le sont non seulement par la taille – trois mètres de haut, toujours – mais aussi par le parti pris éthique qu’elles incarnent.
Dans un monde de plus en plus polarisé, les « grandes » de Lamyne sont l’expression d’un intense vivre ensemble. Les étoffes choisies par l’artiste sont d’une (d)étonnante variété. Couleurs, dessins, textures, lieux et usages d’origine tous plus différents les uns que les autres se côtoient, dans un mélange souvent surprenant et, pourtant (ou pour cette raison précisément) profondément satisfaisant.
La démarche est esthétique, certainement, mais également politique – politique au sens large, et noble, du terme. Disons-le autrement. L’esthétique ici est pratique politique. La beauté née des juxtapositions proposées par l’artiste se mue en pont : en liant entre régions, cultures et imaginaires que d’aucuns disent – ou, pire, veulent – incompatibles.
A un monde que les extrémismes de tous bords voudraient cloisonné, aux frontières que des pratiques sécuritaires toujours plus violentes voudrait étanches, les créations de Lamyne opposent le lien.
Ainsi ces robes géantes qui marient wax portés par les femmes de nombreux pays d’Afrique de l’ouest avec des coupes empruntées à la Chine de Mao, ou encore à la dynastie Han. Le résultat est d’une grande élégance, formelle, certes, mais aussi, et surtout, politique. L’économie mondiale, aujourd’hui, est en pleine mutation. L’appréhender demande que l’on réoriente son regard, du « Nord », centre autoproclamé, vers ce que ce dernier a longtemps campé en périphéries : les « Suds », ou encore les « Est ». Les robes hybrides, africaines et chinoises, de Lamyne sont une expression de ce regard renouvelé. Mais tout n’est pas simple. Entre Chine et Afrique il y a certes synergie, mais aussi méfiance, cloisonnement. Là aussi, les robes de Lamyne sont parlantes : elles disent les possibilités d’un dialogue fait de culture(s), à même de lier là où l’économique, seul, peine à fédérer.
Ainsi ces gisantes. L’histoire de France se trouve ici renouvelée. A travers un usage à la fois savant et ludique de matières empruntées à des sources multiples, c’est tout un mythe de « pureté », ou d’unicité, qui est mis à mal. Ou, mieux, qui fait place à la multiplicité. Une multiplicité qui fait écho à celle, culturelle, économique, de confession politique comme religieuse, caractéristique de Saint Denis et, plus largement, de notre 21ème siècle naissant.
Dominique Malaquais